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12 octobre 2007

Le Bubishi

Au moins depuis le 19e siècle, parmi les pratiquants de Karaté de l’île d’Okinawa, se transmet un traité de boxe chinoise intitulé :

武 備 志
Wubei zhi (en chinois)
Bubishi (en japonais)
Les « Annales de la préparation au combat ».

Son texte précise qu’il provient de la « Boxe de la grue blanche de (la ville de) Yongchun » (永春白鶴拳, Yongchun baihe quan), une boxe particulièrement répandue dans le Sud de la Chine.

Bien qu’il porte quasiment le même nom, ce traité ne doit pas être confondu avec le « Nouveau livre de la préparation au combat » (武備新書, Wubei xinshu) dont le contenu est complètement différent.

Le Bubishi a eu, et a toujours, une grande influence, tant sur le Karaté d’Okinawa, que sur celui du Japon (voir : The Bible of Karate - Bubishi, de Patrick McCarthy, Tuttle Martial Arts, Etats-Unis, 1995 ; Bubishi à la source du Karaté, de Roland Habersetzer, Budo éditions, 2007 ; Karaté d’Okinawa - les sources du Fujian, de Lionel Lebigot, 2007). Gichin Funakoshi (1868-1957), le pionnier du Karaté au Japon, s’y référait.

Il nous a semblé intéressant de tenter une traduction inédite du chant le plus connu de ce Bubishi, à la lumière des textes et chants traditionnels chinois et plus particulièrement de ceux provenant du Yongchun baihe quan, la boxe dont il émane. Les traductions proposées jusque-là avaient plutôt été réalisées dans le contexte du Karaté et de la culture okinawaïenne, voire japonaise.


Pour cette traduction, nous nous sommes spécialement appuyés sur les ouvrages suivants :
¨ 渾元劍經, Hunyuan jianjing, de Bi Kun, écrit au 14e siècle.
¨ 紀效新書, Jixiao xinshu, Qi Jiguang, publié pour la première fois en 1562.
¨ 永春白鶴拳, Yongchun baihe quan, de Hong Zhengfu, Lin Yinsheng et Su Yinghan, édité par Renmin tiyu chubanshe, Beijing, 1990.
¨ 白鶴拳家正法, Baihe quanjia zhengfa, de Lin Dong (vivant sous le règne de Qian Long : 1736-1796) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 白鶴仙師祖傳真法, Baihe xianshi zuzhuan zhenfa, d’auteur inconnu (datant des Qing) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 桃源拳術, Taoyuan quanshu, de Xiao Boshi (vivant sous le règne de Qianlong) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 方七娘拳祖, Fang Qiniang quan zu, d’auteur inconnu (datant des Qing) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 永春鄭禮叔教傳拳法, Yongchun Zheng Li shu jiaozhuan quanfa, d’auteur inconnu (début des Qing) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 自述切要條文, Zi shu qieyao tiaowen, de Zheng Qiao (vivant sous le règne de Qian Long, de la 5e génération du Yongchun Baihe) avec les commentaires de Su Yinghan et Su Junyi, édité par Yiwen chuban youxian gongsi, Taibei, 2004.
¨ 中國古文大辭典, Dictionnaire classique de la langue chinoise, F. S. Couvreur, Kuangchi Press, 1966.
¨ 漢法綜合辭典, Dictionnaire français de la langue chinoise, Institut Ricci, Taibei-Paris, 1986.
¨ 漢語大字典, Hanyu da zidian, Hubei-Sichuan, 1993.


Voici cette nouvelle traduction :


拳 法 之 大 要 八 句
Quanfa zhi da yao ba ju
« L’essentiel de la boxe en huit sentences »



人 心 同 天 地
Renxin tong tiandi
« Le cœur de l’homme (est en) harmonie (avec) le ciel et la terre »

Remarques : Renxin signifie le « cœur de l’homme », le « sentiment », l’« esprit », l’« attention ».

Tiandi désigne « le ciel et la terre » et a donc le sens de « monde ».

Aussi on peut traduire, plus prosaïquement, par :
« La conscience (est) à l’écoute du monde (qui nous entoure, prête à faire face à toute situation) »

Cette première sentence traite donc de l’état de conscience du combattant.


血 脈 似 日 月
Xuemo si ri yue
« La circulation du sang (est) comme le soleil et la lune »

Remarques : Le corps est relâché, toutes ses parties sont, sans cesse, bien reliées entre elles.

Alors que les cinq premiers caractères insistaient sur la nécessité que l’esprit soit prêt, les cinq suivants demandent à ce que le corps soit également prêt.


法 剛 柔 吞 吐
Fa gang rou tun tu
« La méthode (est d’utiliser) la dureté et la souplesse et le Tun et le Tu »

Remarques : Le Gang et le Rou (la dureté et la souplesse) sont à la fois une recommandation biomécanique et stratégique.
C’est un concept très ancien que l’on retrouve aussi bien dans les boxes du Nord (Shaolin quan 少林拳, Taiji quan 太極拳, Changjia quan 萇家拳, Xinyiliuhe quan 心意六合拳, Tanglang quan 螳螂拳, etc.), que dans celles du Sud (Yongchun quan 詠春拳, Hongjia 洪家, Baimei 白眉, etc.)
Biomécaniquement, il s’agit de se mouvoir souplement, tel un félin, et de n’employer la force qu’à l’instant précis où cela est absolument nécessaire. Le style Chen du Taiji quan, où l’évolution souple du pratiquant est ponctuée de brusques mouvements explosifs, en est une bonne illustration.
Stratégiquement, le Gang et le Rou peuvent se décliner de deux manières. Tantôt, il s’agit de vaincre la faiblesse par la force, en attaquant le point faible adverse ; tantôt, il s’agit de vaincre la force par la souplesse, en empruntant la force adverse.

Or, le moteur du Gang et du Rou est le Tun tu.
Au premier abord, on peut être tenté de traduire Tun tu seulement par : « inspirer et expirer » ; Tun voulant dire « avaler », « engloutir », « détruire » et Tu « cracher », « émettre », « dévoiler ».
Mais, cette respiration est liée à la biomécanique du corps. Tun, c’est se recroqueviller, par exemple pour contrer une attaque, en la bloquant. Et Tu c’est se détendre, tel le tigre qui bondit sur sa proie.
Pour cela, la colonne vertébrale est employée comme un ressort (nous avons détaillé cela dans Taiji Quan, Art martial ancien de la famille Chen, p114). Les deux mouvements Tun et Tu forment un couple dont chacun est l’élan de l’autre...
Tun tu est aussi une notion que l’on retrouve en Chine, du Nord au Sud. L’expression complète est souvent : « Tun et Tu (comme pour) sortir de l'eau (ou) s'enfoncer » (吞吐浮沉, Tun tu fu chen).
Tu surprend l’adversaire, tel le dragon qui surgit des eaux troubles du marais.

Il ne faut pas en conclure que Tun soit un mouvement invariablement souple (Rou) et Tu forcément dur (Gang). La biomécanique traditionnelle martiale chinoise est bien plus riche que cela.

Avec cette troisième sentence, nous entrons de plein pied dans la stratégie du combat...


身 隨 時 應 變
Shen suishi yingbian
« Le corps réagit selon les circonstances »

Remarques : Suishi veut tout autant dire « à tous moments », que « selon les circonstances ».

Yingbian a le sens de « parer à toute éventualité » en « s’adaptant aux circonstances ».
L’expression est déjà présente dans l’œuvre du chevalier Bi Kun (畢坤) (14e siècle). Et deux siècles plus tard, le général Qi Jiguang (戚繼光) (1528-1588) recommande d’« Avancer soudainement en s’adaptant aux circonstances » (一霎步隨機應變, Yi sha bu sui ji yingbian).

Car le bon combattant n’applique pas systématiquement des recettes toutes préparées. Bien qu’il connaisse parfaitement la stratégie, qu’il s’y soit longuement entraîné, il s’adapte afin de trouver la meilleure réponse au cas particulier qui surgit.


手 逢 空 則 入
Shou feng kong ze ru
« (Dès que) la main rencontre le vide alors (elle) entre »

Remarque : La « Porte vide » (空門, Kong men) est une expression usuelle du Yonchun baihe quan.
Cette « Porte vide » n’est autre que la « Porte ouverte », principe stratégique fondamental de l’art martial chinois (sur cette Porte ouverte, voir :
http://wenwu.blogspirit.com/archive/2006/11/28/la-porte-c...).


馬 進 退 離 逢
Ma jin tui li feng
« Le déplacement (s’effectue) en avançant ou en reculant et en s’éloignant ou en s’approchant »

Remarques : Ici, nous pensons que le Bubishi présente une erreur de transcription. En effet le caractère Ma (碼, « poids de balance ») ne se comprend guère dans ce contexte. En revanche, si on lui substitue son homophone Ma (馬, « cheval », mais aussi dans le milieu des arts martiaux du Sud de la Chine : « déplacements de jambes »), le texte redevient cohérent. Nous avons donc corrigé le caractère Ma, dans notre traduction.

Le sens de ces cinq caractères semble anodin à une première lecture, comme plus haut pour les deux caractères Tun tu.
En réalité, ils cachent une notion stratégique capitale : la maîtrise de l’espace et du temps, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire.


目 要 觀 四 面
Mu yao guan si mian
« Les yeux doivent regarder (vers) les quatre côtés »

Remarque : Simian signifie de « tous côtés ».


耳 能 聽 八 方
Er neng ting ba fang
« Les oreilles écoutent (dans) les huit directions »

Remarque : Bafang désigne à la fois « les quatre points cardinaux et les quatre points collatéraux ».

Ainsi le chant se conclut par deux sentences sur l’attention et la vigilance. Avec les deux premières, elles forment un groupe de quatre sentences qui encadrent les quatre autres du milieu, ces dernières étant plus mécaniques et plus tactiques.



Ce chant pentasyllabique présente donc, en quarante caractères, un résumé de la biomécanique et de la stratégie de la boxe chinoise.



Pour contrôler que l’interprétation, que nous proposons ici, s’inscrit dans le contexte socioculturel du Yongchun baihe quan, on peut la confronter à un manuscrit du 18e siècle : le Baihe quanjia zhengfa (白鶴拳家正法) :


眼 觀 四 面
Yan guan simian
« Les yeux regardent (vers) les quatre côtés »

耳 聽 八 方
Er ting bafang
« Les oreilles entendent (dans) les huit directions »

[...]

逢 剛 則 柔
Feng gang ze rou
« (On) rencontre le dur alors (on est) souple »

逢 柔 則 剛
Feng rou ze gang
« (On) rencontre le souple alors (on est) dur »

遇 空 則 入
Yu kong ze ru
« (On) rencontre le vide alors (on) entre »

遇 門 則 過
Yu men ze guo
« (On) rencontre une porte alors (on la) franchit »

[...]

必 須 內 用 吞 吐 浮 沉
Bi xu nei yong tun tu fu chen
« Il est nécessaire à l’intérieur (d’) utiliser le Tun et le Tu (comme pour) sortir de l'eau (ou) s'enfoncer »

外 用 剛 柔 相 濟 之 變 化
Wai yong gangrou xiangji zhi bianhua
« (Et) à l’extérieur (d’) utiliser la complémentarité de la dureté et de la souplesse (pour) parvenir à se transformer »



© Traduction T. Dufresne, J. Nguyen, 2007.